Pâques à Oran

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La mouna et les cerfs-volants

 

  Chaque année, à l’approche des fêtes de Pâques, les enfants du quartier d’Eckmühl, étaient assez impatients de voir arriver les vacances, parce que Pâques était traditionnellement la fête de la Mouna et des cerfs- volants.

  La Mouna c’était le gâteau que toutes les mamans confectionnaient à cette occasion et que l’on allait, en famille, manger au Polygone, ce grand terrain vague entouré de bois de pins qui sentaient si bon la résine,après avoir fait voler les cerfs-volants que les papas avaient réalisés. La mouna était une grosse brioche, parfumée à l’orange et à l’anis, que les mamans préparaient  seulement pour ces fêtes et que sans doute bien des familles Pieds-Noirs continuent de préparer chaque année à la même époque.

C’était tout un cérémonial auquel toute la famille participait. L’avant-veille, les enfants étaient chargés d’aller chercher chez le boulanger les « lastras », de grands plateaux métalliques rectangulaires, souvent de si belle taille que nous nous mettions à deux pour les transporter. Ce jour là les enfants avaient, exceptionnellement, le droit de pénétrer dans le fournil du boulanger. Nous traversions la boutique au milieu des clients qui attendaient leur pain sans manifester d’impatience parce que tout le monde savait respecter la tradition ; nous passions par une petite cour intérieure en longeant les maisons, très modestes, des locataires arabes qui avaient l’habitude d’être dérangés, chaque année à la même époque et qui souriaient en voyant toute cette troupe d’enfants bruyants aller vers le local où se trouvaient le four et le pétrin. C’était chaque fois le même bonheur. En ouvrant la porte une grande bouffée de chaleur nous envahissait, on passait près de la cuve du pétrin qui tournait lentement, pleine d’une belle pâte odorante. Elle faisait un bruit réguler que l’on aimait écouter en faisant silence un instant. La pièce était sombre, il y faisait bon et on arrivait à découvrir toutes sortes d’objets, des pelles en bois très longues, des bacs énormes recouverts de toile de jute, de grandes tables…Le tout recouvert d’un fine pellicule de farine blanche, la même qui attendait dans des sacs, dans un coin de la pièce. Au fond, sur une large étagère, nous trouvions les « lastras ». L’ouvrier boulanger, avec son bonnet et son tablier blanc, son visage et ses mains blanchis par la farine, distribuait les plateaux, avec quelques difficultés, parce que chacun voulait avoir le plus grand, avec le secret espoir de voir sa maman confectionner encore plus de Mounas que l’année précédente.

  Nous revenions à la maison en passant cette fois par la grande porte de derrière pour ne pas déranger dans la boutique.  On courrait comme des fous, comme pour accélérer le travail des mamans.

  A la maison maman avait déjà commencé à préparer le levain. Il fallait cependant attendre que ce levain, placé au soleil sous un linge bien propre, monte. C’était un mélange d’eau, de lait, de levure de boulanger et de farine qui avait la particularité de doubler de volume sous l’effet de la chaleur. Nous soulevions souvent la toile pour voir la progression du mélange et c’était des Oh !!! Des Ah !!! Maman nous donnait alors à râper l’écorce de belles oranges. Ensuite il fallait en extraire le jus en les faisant tourner, coupées en deux, autour de la pyramide du presse-fruits. Et comme rien ne se perd, nous nous partagions les oranges pressées pour dévorer ce qui restait de pulpe. C’était délicieux ! Il nous arrivait même de manger de petits bouts d’écorce pour retrouver l’amertume très caractéristique de cette partie du fruit. C’était bon, ça sentait bon, ça collait un peu aux mains et aux lèvres, mais nous étions heureux. La fête commençait. Maman, de son côté, préparait une tisane de graines d’anis. Ah !!! Cette odeur qui envahissait la cuisine. Elle recueillait le jus parfumé après avoir passé le tout à travers une passoire. Et c’était la grande préparation de la pâte qui commençait. De la farine, des œufs, de l’huile, le jus et le zeste d’orange, la tisane d’anis. Maman relevait sa manche droite et la plongeait voluptueusement dans le mélange pour le travailler. Nous regardions émerveillés prêts à intervenir quand elle trouvait que la pâte collait trop. Alors nous avions le droit de verser un peu de farine dans sa main q’elle frottait contre  celle de gauche avant de recommencer à pétrir de toutes ses forces jusqu’à obtenir la bonne consistance. Elle s’arrêtait alors et nous engageait à sentir et même à goûter. Quel délice!!! Déjà nous imaginions la suite, celle qui consistait à ajouter le levain et à réaliser une énorme boule lisse et odorante qu’il fallait avoir encore la patience de laisser « lever » au soleil. Nous restions là, près d’elle, à surveiller le précieux mélange, à essayer de le voir gonfler, ce qui ne manquait jamais d’arriver. Maman savait quand le moment était venu d’interrompre cette levée et elle se remettait à pétrir un instant. Entre temps elle avait découpé des disques de papier blanc et nous avions le privilège de les enduire d’huile avant de les disposer bien alignés sur  les

Grands plats du boulanger. Maman confectionnait de belles boules de pâte et les disposait sur chaque disque de papier. Nous étions un peu déçus de voir la boule s’écraser, mais maman nous rassurait « Attendez que nous les portions au four, vous verrez qu’elles remonteront » Nous la croyions sur parole puisque jamais nous n’avions été déçus par ses mounas de Pâques. Après, il fallait badigeonner les boules avec du jaune d’œuf battu avec un peu de lait, puis recouvrir le sommet de morceaux de sucre grossièrement concassés. Pour deux ou trois d’entre elles maman enfonçait un bel œuf frais de poule. On en bavait de plaisir. C’était le signal du départ, quand nous voyions maman retirer son tablier et se laver les mains. Nous nous organisions pour porter les grandes plaques pleines de beaux gâteaux  prêts à cuire. Et nous prenions le chemin du fournil. On repassait par derrière, c’était merveilleux de voir toutes les familles convergeant vers le même lieu, les « lastras » portées par toute la famille ; enfin presque. En effet, les papas n’étaient pas là, ils préparaient aussi de leur coté autre chose. Mais je vous raconterai cela après si vous le désirez.

  On retrouvait tout ce petit monde autour du mitron qui attribuait une place à chaque plaque en attendant de les enfourner. En effet, il fallait encore un peu de temps pour que les boules de pâte montent sous l’effet de la chaleur ; chaleur qui sortait du four grand ouvert que nous ne regardions pas trop de peur d’ être avalés. On n’oubliait pas la terrible histoire que nous racontaient nos parents de cette petite fille et de ce petit garçon qu’une sorcière enfermait dans un four. Maman avait raison, les boules gonflaient à vue d’œil et l’ouvrier choisissait au fur et mesure les plaques qui semblaient prêtes à cuire. Et alors le fournil se mettait à sentir bon et nous applaudissions à chaque fois q’un plateau ressortait  du four au bout de la grande pelle avec de belles mounas toutes dorées et luisantes, recouvertes de coulures de sucre fondu.   Les nôtres cuites, nous repartions à la maison en courant, en faisant cependant attention de ne rien renverser. Maman nous rejoignait et alors, il fallait les ranger. On en mettait dans tous les placards et aussitôt la maison se parfumait à l’anis, à l’orange. Il n’était pas question pourtant de les goûter. On attendait le jour de Pâques. Mais déjà nous choisissions des yeux celle que nous aimerions dévorer. Il fallait maintenant laver et rendre les plaques au boulanger. Patience encore, la fête ne faisait que commencer. Pour oublier un peu nous allions rejoindre les papas qui préparaient de leur côté les fameux  Cerfs volants de Pâques. Mais c’est une autre histoire qu’il faudra que je raconte plus tard.

 Après la course aux Cerfs-volants et ses émotions on retrouvait Maman qui, à l’ombre d’un pin, avait étalé une serviette au sol sur laquelle trônait une belle mouna qu’elle découpait en tranches épaisses. Quel régal !!! Il n’est rien de meilleur qu’une bouchée de ce gâteau accompagné d’un quartier d’orange sucrée.

 NB-Depuis toujours nous célébrons Pâques de cette manière et rien ne nous contrarie plus que de découvrir, sur les étals des supermarchés du Midi, une brioche dite Mouna que l’on peut manger toute l’année. La Mouna restera dans nos cœurs le gâteau de Pâques et seulement de Pâques.

 

     Lucien et Ginette Perez

D’Eckmühl et Choupot (ORAN)

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