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Toute évocation est subjective, filtrée par une façon de voir, de vivre un événement ; mais aussi personnelle soit-elle, j’espère qu’elle aura un écho quelque part en chacun-e de vous, surtout chez celles et ceux de ma génération ou pas loin. Les souvenirs sont souvent faits de flashes, d’instantanés qui s’alignent, la plupart du temps dans le désordre, mais qui, au moment où ils se manifestent, s’inscrivent immanquablement dans les deux constantes de notre vie : le temps et l’espace, fils conducteurs de cette évocation.
Le temps qui va - le temps qui passe - le temps passé, oublié ou gravé - le temps qui court - le temps qui vole - le temps volé, à l’essentiel ou à l’accessoire - le temps gagné, le temps fuyant, le temps perdu - autant en emporte le vent.
Temps de Mascara - temps bleu, temps clair - temps jeune - temps simple - beau temps, temps fragile - temps du bonheur, des petites joies sereines - temps maternel, au nom du père - puis temps du premier départ - cassure première au quotidien de l’école.
Première maternelle et cours préparatoire : Bonjour Mlle Honorine - Oui, Mme Sarfati, vous m’avez appris, en CP, à décrypter ces signes bizarres que vous appeliez des lettres, puis à les faire courir sur l’impressionnant papier ligné, au fil de ma plume sergent-major trempée dans cette encre violette qui sentait si bon.
Hors le premier essai scolaire, le temps d’un premier changement d’espace, de la rue d’Oran au faubourg Faidherbe : s’imprégner de noms qui se colleront aux premiers amis : la famille Gaujal, que je retrouverai à Cagnes-sur-mer, les frères Plaza, Gilbert et Roger ; Danielle Maury, la famille Latuner, Ninou Latorré, un peu plus tard les incontournables Cisnal, dits Cisnaux, dont le grand atout spontanément visible était une Maman grande, belle comme une Madone, aux yeux bleus chavirants et qui avait l’extrême bon goût de me trouver aimable; ce qui me permit d’être de nombreuses sorties cisnaliennes, paradisiaques s’il n’avait fallu supporter les 3 mioches, dans l’ordre : l’affreux Jojo, Raymond et Riri. En retrouver la trace dans les années 80 fut un pur bonheur, assombri par la nouvelle de l’accident qui coûta la vie aux parents.
Temps alors du primaire, de Mlle Salama, des Pères Tapiro et Pinto (on ne pensera plus à la sévérité de ce dernier lorsqu’il perdra tragiquement son fils adolescent), de Mme Sixous, de Mme Chevassus ; puis, pour moi, dans mon cher Tizi où j’atterrissais à 9 ans et quelque, temps de l’imposante Mme Roques, dont une des qualités, outre sa prestance et son indiscutable dévouement pédagogique, était sa fille Geneviève, fidèle amie du parcours classique au Collège, et maintenant disparue après avoir rejoint ses Cévennes ancestrales ; temps du père Guay, l’instituteur avec lequel je perfectionnai ma touche de balle dans la cour de l’école l’après-midi. Tizi, second changement d’espace, village de quelques centaines d’âmes, dont le nom signifie, paraît-il, le col, et qui, paradoxalement, se trouve dans une plaine à perte de vue, entre Mascara et Sidi-Bel-Abbès.
Parallèlement, temps du Collège et immense découverte de l’internat, qui allait être mon chez moi du lundi au vendredi pendant tout mon secondaire : apprivoisement de l’espace d’une cour cernée de longues galeries, où s’entrecroiseront jusqu’au « bac », bon an, mal an, une bonne cent-vingtaine de potaches et de demis, et une autre bonne cent-cinquantaine d’externes, de 10 à 18 ans, venus, pour les premiers, des quatre coins de la région : les Tiziens Paul Roux, Pierre Éginard (ce cher Pierrot qui accepta de m’apporter chaque matin une baguette de pain frais du village, pour «soutenir» le menu du réfectoire…), un temps le si sympathique déconneur Jean Florès (médaillé militaire au début de la vingtaine et disparu, peu de temps après notre arrivée en France, dans un tragique accident de la route); les frères Garcia : Aristide, Roger et Roland ; les frères Loup, Alain, Pierre (de « chez Cardèche ») et Jean-Louis, les frères Torregrossa, les cousins Roques (ne pas oublier Vincent Ferrandez, mais lui aussi de « chez Cardèche ») ; puis les potaches de Thiersville, Palikao, Saïda, Aïn-el-Hadjar, Colomb-Béchard, Kénadsa, etc., avec les « grands » Serrano, dit Zinzin, joueur de foot émérite, Salado, que je retrouverai au Québec, Banos (Maurice, excuse l’absence de tilde sur le «n»), Colin, Diaz, puis Ortéga dit Minus, Moner, Sébastien Pérez, dit Seb, Honorat -qui allait faire une superbe paire de demis à l’AGSM avec Gaby Ruiz- lui que je retrouverai à Annecy où il finit sa carrière fin des années 60- ; Gaby Amat, autre potache, les rejoignant au grand Club peu après l’ère des Loulou Jorro, Guay -le frère de l’instit.-, et Bayoux, celui des «Allez Bayoux», au tir foudroyant qui mit KO le défenseur du SCBA Cano, lors d’un coup-franc des 25 m ; et pour rester dans le foot, Bakhti, superbe technicien qui pouvait nous gagner un match à lui tout seul ; les frères Jaen, Jean-Claude Martinez -qui sera élève-maître en 59-60 et, actuellement, retraité, après une belle carrière en tant que conseiller international en communications- puis mes amis du classique Francis Bargé, Jacky Cohen, Claude Lopez, Robert Ramirez, Jean-Claude Quessada -lui aussi disparu-, Jean-Claude Bénazéra, Joseph Rubira (et son frère Pierre que je connaîtrai seulement plus tard sur… le site Internet de Mascara ! ), la belle externe Claude Morand (la seule époque où je fus tenté par la prison, puisqu’elle y habitait, son père y étant gardien), Malika Kandil, maintenant avocate retraitée à Aïn-el-Turck, Michèle Radicich et son frangin Jean-Pierre, Nadine Maire, mon grand ami et éternel voisin de banc Robert Enthoven, Michel Bénaïche ; enfin Gilbert Navarro dit Chapa, qui deviendra un solide aviateur de chasse (Colonel à la retraite maintenant), que je reverrai dans les années 70 à Montréal, et que je retrouverai tout de suite après la rencontre de Nîmes, avec son épouse, ma chère grande amie Freddy Lardinoit.
J’ai écrit «enfin», mais il y en aurait tant d’autres à citer qui ont peuplé et nourri ma jeunesse mascaréenne et régionale : les externes Campora, Darcos, Paccianus ; les am-ie-s de Tizi Josette, Francine et Hélène Cégarra, Anne-Marie Cuq et son frère André (son rituel coup de sifflet m’annonçait l’arrivée des vacances…), Jeannette Haensel et son frère Georges ; Zézé Florès, qui se mariera à la belle Sylviane Martinez ; Serge Martinez, frère cadet de la précédente ; Paulette Roux, les frères Pradier : Loulou, Christian (superbe ailier de foot) et Jean-Pierre, leurs sœurs Huguette et Nicole ; les sœurs Garcia : Madeleine, Claudette et Josette -épouse de l’ailier Christian- ; Céline Péralta et son frère Coco ; Claudette Bérenguer, Marie-Claire Carasséna, ses sœurs et son père, grand ami du mien ; dans les dernières années, ma chère amie Anne-Marie Poujade et Robert Thomann, dit Toto, fils du nouveau chef de gare et, comme moi, fou de handball ; de Perrégaux : Georges Costa –fameux gardien de foot de l’équipe locale-, les Nourrigat : André, Germaine et Marie-Lise (bises ensoleillées de Port-aux-Poules) ; à Mascara même, Jacqueline (excuse-moi d’oublier ton nom de famille), ce cher Espinoza, camarade de classe-philo, pion, joueur de tennis et clarinettiste émérite de la fanfare municipale ; Georges Julia ; et spécialement Annie Savignet… Certain-e-s retrouvé-e-s, d’autres non, mais avec l’espoir que chacun-e, quelque part, aura trouvé une belle nouvelle niche. Je compte sur l’indulgence de celles et ceux que je ne cite pas…
Mascara, Collège, sous l’angle des proviseurs, des surgés, des pions… et des profs, bien sûr : qui ne se souvient des silhouettes du Père Rocailleux, du Père Noël (et de sa fille Michèle… hein, Maurice ? ), de Devallez, de Haddam, des pions Rodriguez et Gonzalez ; de l’Anglais Linwell, du génie des maths Mlle Gémini (« Vous êtes doué-e pour les mathématiques comme moi pour faire senteuse d’opéra » avait-elle l’habitude de dire avec son léger zézaiement) ; du Père Colin, matheux aussi, du fougueux littéraire Séguin, du sévère petit Benamour, du légionnaire philosophe Cambes, de la magnifique latiniste Mme Brazéli (le grand amour de mes 13 ans… défense de rire !), des profs d’arabe Tahar et Garmala – « Vous apprenez peut-être le système métrique, mais avec moi, c’est le système matraque… » disait celui-ci avant d’ouvrir le tiroir de son bureau pour y cracher ; de chimie, Bouyacoub, de la musicienne Mme Gasnier : « C’est le tambourin, Mesdemoiselles, voulez-vous danser, gentils garçons ?... », ou «Vigne-vigne-ron, gai luron-ron-ron, prends ta bêche et ta serpe et laboure et tailleueu, pense à ta futailleueueu…» J’en ai encore des frissons… ; de l’hispanisant Terrer la terreur ; des délégués au sport Miliani (préalablement surgé) et surtout mon cher Georges Chouzenoux, précédemment collègue de mon père au 2e Chasseurs, et qui eut les larmes aux yeux lorsque son cadet puis junior Sauvage alla gagner à Oran le saut en hauteur, ce que je n’aurais jamais pu réaliser sans lui.
Au milieu de ce mouvement perpétuel, un point fixe pour moi, une amarre chaque année plus solide, mes deux grandes amies Irène et Claudine Fuentès, filles de notre concierge : Irène s’unira au pion devenu surgé, puis lieutenant pendant son service, René Gonzalez –cité plus haut-, un mariage dont il nous arrive encore souvent de reparler ; et lorsqu’en 67, je ferai le saut vers le grand inconnu canadien, c’est chez eux que j’aboutirai, après leur aimable invitation ; ils resteront, avec ma chère Claudine et leurs familles, mes amis de prédilection en ce second exil, au point de trouver naturel que chacun de leurs enfants m’ait toujours appelé «Tonton» ou, comme on dit là-bas, «Mon Oncle» et mieux «MonOnc’». La 3e sœur, l’aînée, Josette et son époux Henri Cartasso revinrent assez rapidement en France, ce qui fait que je ne les connus pas autant, mais ils me reçurent toujours avec beaucoup de chaleur ; quant à Gérard, le benjamin, je le découvris peu à peu au gré de ses périples en sol québécois et nous gardons le contact. En janvier dernier, l’Ami René, le grand pilier de cette saga, nous a quittés. Les souvenirs en sont magnifiés.
Pour « les filles » de cette époque évoquée, peut-être les quelques noms suivants feront-ils résonner une petite cloche quelque part, comme ceux de la directrice de votre collège, Mme Desfosses, l’infirmière Mlle Mauriès, les profs Mmes Darcos, Paccianus, Séguin,…ou, en commercial, Paré, Lecoq,…
L’espace de l’adolescence hors-Collège se concentrera, essentiellement, sur la Place Gambetta, avec le fameux Boulevard où l’on apprenait peu à peu la valeur et la signification d’un regard échangé au passage, où l’on dansait à l’étage du théâtre, chez Frezoul ou sur la Place même, autour du kiosque ; où la librairie Garson était le passage culturel obligé et où, un peu plus tard, on prit l’habitude de l’apéro chez Lolo aux escargots ou, à l’autre bout, chez Mouchet aux petits beignets. Salut Joëlle… Une place centrale qui rayonnait vers les faubourgs, qui dominait Bab-Ali, qui lançait ses rues vers Oran, Frenda et Tiaret, vers Sidi-Bel-Abbès ; qui menait, par le passage du Bazar Ribeyron, à la place de l’Église, de la Mosquée, de la Maison du Colon et du Monument aux Morts (petite place des défilés de l’Algérie française dans les dernières années au rythme de «C’est Nous les Africains »), pour aboutir, en contrebas de la rue d’Oran, au jardin Pasteur, que dirigeait Joachim Cortès, mon oncle. Lorsque celui-ci apprit que je « faisais » du latin, il ne me nomma plus ses fleurs que dans cette langue ; une étonnante encyclopédie horticole pour quelqu’un qui n’avait que son certificat d’études. Marié à Marie-Thérèse Garrigos –dite « Marinette », sœur de ma mère Juliette et ma marraine- Ils eurent deux filles, Michelle –Australienne depuis plus de 40 ans- et Martine, mariée à un Monégasque-Niçois, le couple vivant à Cagnes-sur-mer, port d’exil familial.
Le voilà, le tragique quotidien : resituer maintenant le monde de notre jeunesse en nommant d’autres espaces…
Les Quartiers ! Ma’Askar, la Mère des Soldats d’Abd-el-Kader, nous était chère aussi, à divers degrés, pour ses quartiers militaires : Soyer (ex-Weygand), avec sa formidable Légion et ses impressionnants défilés, au son de l’éternel Tiens, voilà du boudin…, ou du La rue appartient à celui qui y descend, la rue appartient au drapeau du Régiment…, cher aux Paras. Et le quartier Ben-Daoud, siège du 2e Chasseurs, dont la sonnerie du couvre-feu de 22 h, au pavillon de la Manutention, jouait le marchand de sable pour les dortoirs du Collège voisin.
Mais une évocation de Mascara ne serait pas complète sans nommer les espaces connexes, ceux par exemple de la ruée vers nos plaisirs d’été. Qui ne sourirait à certains noms de sites évocateurs : Port-aux-Poules, Damesme, Arzew, Mostaganem, Oran, Aïn-el-Turck, avec leurs plages, chacun de ces sites ou presque ayant ses Sablettes …? Et les Fêtes d’Arzew ! … du 12 -ou 13- au 16 août… et nos Fêtes de villages, avec, pour les Tiziens, le train de 20 h 20 –retour à 6 h 30 le lendemain- vers Saïda, Aïn-el-Hadjar ; puis Thiersville, Maoussa, Oued-Taria, Aïn-Fékan, Mercier-Lacombe… ; puis Perrégaux, Saint-Denis-du-Sig, … Aïe, Mama !
Si le temps s’est accéléré au fil des «Événements» en perturbant autant notre espace, s’il a fallu se rendre compte que parfois la vie n’était plus une existence et que l’essentiel n’était plus d’avoir trouvé quelque chose, mais de chercher autre chose ; il n’en reste pas moins que les moments et les endroits dans lesquels se sont inscrits les souvenirs de ce coin de Terre, chaleureux, tendres ou délicats, auront toujours leur place dans un coin privilégié de notre mémoire, pour le temps qui va, le temps qui passe, le temps qui court et celui qui vole, par-dessus les temps mauvais et l’espace perdu, pour le temps qui vient, pour le temps qui reste ; temps et espace du souvenir que ne pourra emporter le vent.
Voilà au moins une certitude. Claude SAUVAGE …et aurai-je pu prendre le temps et l’espace -sans jeu de mots- pour évoquer la chasse dans les Béni-Chougrane ou la pêche au lac d’Aïn-Fekan (ce que je fais à l’occasion avec l’ancien maire de ce village, M. Lazaro, 91 ans, atterri lui aussi à Cagnes), mais peut-être pas la pêche au crocodile, à la Macta…
…avec, en filigrane, une pensée pour les animaux qui nous ont accompagné-e-s, Tosca, Tommy, Duc, Moumou, Michette et les autres, et les vôtres…
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