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L' Argoub
Chronique
humoristique, truculente et colorée d'un quartier représentatif de Mascara
dans les années 1950
par André Domarco
 A mascara, il y avait une
place qui ne payait pas de mine, c'était la Place de l'Argoub. Pourtant, sur
cette place, il s'en passait, des choses ! Comme vous savez, dans notre
ville, il y avait des chirurgiens-dentistes bien connus, Litvack, Molla,
Nakam, Gaïd... Mais il y avait des concurrents, installés sans cabinet, en
plein air, sur cette fameuse place qu'était l'Argoub.
Pour arracher une dent, on ne s'embarrassait pas : à la pince universelle ou
à la tenaille, le maréchal-ferrant s'en occupait, et le sang giclait dans
tous les coins. Plus doux, mon grand-père, lorsqu'un brave fellah se
plaignait d'une rage de dents : « Aï ! Aï ! Monsieur Domarco. Aï !
Chibani. » mon grand-père disait de sa forte voix : « Montre ça ! Je
vais essayer de t'arranger ça. » Et il prenait un fil d'acier, lui attachait
la dent, reliée à un clou en acier planté dans le béton, et tout en faisant
semblant de rien, en cachette, mettait le fer à souder sur la forge.
Évidemment, c'était le plus gros des fers, et quand celui-ci était rouge à
blanc, il présentait brusquement le fer, scintillant d'étincelles, devant la
joue du fellah, en lui criant : « Fais voir ! » Ce dernier, épouvanté
et pris de panique, partait brusquement en arrière. La dent sautait ;
c'était terminé. Trois jours après, notre brave fellah arrivait avec
un panier garni de choux-fleurs, fruits et légumes, « Baraha, ya houya !
Saha ! » tout en lui baisant la main. Et il n'y avait pas besoin de
Sécurité Sociale.
C'était, tout autour, le coin des anciens métiers, et parmi les
vieux métiers exercés sur la Place de l'Argoub, les jours de marché, il y
avait de l'ambiance : on trouvait maquignons, courtiers d'affaires en tous
genres, écrivains publics, vendeurs de vieilles voitures ou tacots, de
calèches, de chevaux, de moutons, de blé, de semoule, bref, tous commerces.
C'était le coin des affaires. Autour, il y avait la remise avec les
charrons. L'un de nos adhérents, maintenant au ciel, y travaillait : Félix
Povéda, un ami ! Et puis, un unijambiste, étameur et réparateur de
radiateurs. Plus sérieux, la boulangerie des Beneito. Le père, on
l'entendait de loin ! Puis, Maître Dayan, un homme qui connaissait son
métier. Si ma mémoire est bonne, je crois qu'il était Clerc de Notaire, mais
il en connaissait tellement qu'on l'appelait Maître. Puis, mitoyen au Cinéma
Olympia, le cafetier Ballester, avec son mauvais caractère ! Les Cohen :
Michel, bourrelier, surnommé Papillon, Albert ou Norbert, le menuisier, qui
hurlait, jurait, lorsqu'il remarquait une charge irrégulière contre un
joueur de l'A.G.S.M. Puis le Père Bringard, qui ne cessait de remonter son
pantalon, avec sa ceinture de Poilu de 14-18. Il était tonnelier. Son
voisin, le Père Domarco, ferblantier. Et attention, quand il prêtait la
cisaille à Jacquy Guirao ! Avec sa voix, sa prestance, et l'autorité qu'on
lui connaissait, il lui lançait : « Et attention ! Elle s'appelle revient !
» Et mon Jacquy, maigre comme un clou à cette époque, de répondre, tremblant
:
« Mais oui, Monsieur Domarco. Mais oui.»
 Mais rusé, mon grand-père
ne prêtait jamais sa propre cisaille : il avait des vieux outils en double.
Ce sont ceux-là qu'il prêtait. Cela faisait partie de l'école des Domarco.
Et puis, cette rue se terminait par les cycles, avec la location de vélos :
20 centimes l'heure. Mais que de pelles et plongeons dans la descente de
Saint-André ! Et combien de fois, au bassin de Froha, le Père Hents (pardon
pour l' orthographe) nous a jeté les vélos par-dessus bord ! Pourtant,
à part se baigner, on ne faisait rien de mal, on venait simplement fêter la
chasse à l'estac des moineaux marocains, dans la propriété Bancharelle. La
carte de cette propriété devrait être envoyée au Poilu, car vus d'avion, les
arbres formaient VILLE DE MASCARA. En face de l'Atelier Domarco, il y avait
un immeuble où, paraît-il, est né notre Président d'Honneur Afflelou, et cet
immeuble se terminait par les magasins des Motos Terrot des Guirao.
Lorsqu'une histoire finissait mal, dans la foule soudain agitée, on
entendait crier et les matraques volaient, tournoyant dans l'air.
Certainement, une affaire avait mal tourné.
C'était ça, l'Argoub |