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DU FOND DE MA MÉMOIRE

Du fond de ma mémoire, un souvenir me hante.
- Les années ont passé... J'en ai comptées quarante -
Tant il échappe au temps, qui filtre et qui décante,
Pour rejaillir sans cesse, évocation vibrante.

Mais plantons le décor : Mascara. Algérie.
Le Collège de Garçons, à la périphérie.
Mil neuf cent cinquante-six, quand renaît le printemps.
Samedi se profile : il sera bientôt temps,

Potaches confinés, de rallier la famille
Et de vous ressourcer, car c'est bientôt la quille.
Serrano a quinze ans. Élève de troisième,
Il est franc et jovial, il est la bonté même.

À l'unisson du monde, il porte le printemps
Qui va soudain éclore et a couvé longtemps.
Dans la cour du Collège, Serrano joue aux billes.
C'est midi et demi. Il babille et gambille,

Car il est impatient : à quatre heures et demie,
Le car l'emportera. Étrange métonymie
Mascara-Perrégaux. La route sinueuse
Dans les Béni-Chougrane s'infiltre, cahoteuse.

Serrano est parti pour son dernier voyage
Il est vingt et une heures, la rumeur se propage :
 « Le Principal arrive ! » Monsieur Foache surgit.
Le dortoir enjoué s'agite et s'assagit.

Le Principal est grave, ému et solennel.
Près de lui nous rassemble, instant exceptionnel,
En quelques phrases simples, tristement, sans emphase,
Annonce l'attentat, relate son interphase :

Embuscade tendue. Barrage sur la route.
Véhicule stoppé. Passagers en déroute !
Et plusieurs rassemblés, froidement égorgés
Sur les bords du chemin. Macabres naufragés

Parmi, deux collégiennes, du Collège de Jeunes Filles,
Ainsi que Serrano, dans la pauvre flottille,
Qui ne reviendront pas, qu'on ne reverra plus.
Victimes immolées sur le bord du talus.

Un silence pesant a fait suite à l'annonce.
Pas un mot qu'on prononce, pas un cri qui dénonce,
L' accablement total a souligné l'horreur,
Car les mots n'ont plus cours dans les grandes douleurs.

Du fond de ma mémoire, ce souvenir me hante.
Quarante ans ont passé. Vision hallucinante
D'un enfant de quinze ans et image obsédante,
Quand le printemps renaît et qu'un rossignol chante.


André Michel BENALAL

Savigny-sur-Orge, le 5.03.1996

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