DANS LES VIGNES

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Je viens de retrouver, grâce au Poilu et à l’Annuaire des
Mascaréens, des amis du faubourg Isidore et de l’Argoub,
perdus de vue depuis bien longtemps et ma mémoire me
ramène à l’époque où nous avions entre dix et quatorze
ans (en 1936-1939)
Quelques années avant cette époque, il avait été amené
des pierres pour construire une maison, qui n’a jamais
vu le jour, à côté de la vigne de Monsieur Cuny. Ce
cultivateur venait de planter une jeune vigne d’un
hectare environ. Cette vigne, soutenue par des tuteurs
en châtaignier, était entourée d’amandiers et d’oliviers,
avec au centre quelques figuiers qui étaient censés
prévenir les maladies (comme les rosiers plantés au
début des rangs de certaines vignes du Médoc). On était
une bande de gosses, garçons et filles, parmi lesquels
Robert Grauby, qui était toujours à la tête des bêtises
qu’on faisait, Lucien Langel et sa sœur, Denis Miraillès
(à plus tard ce qui lui est arrivé), Armand Chareix,
Georgeot Aknine, etc… On avait décidé de faire avec
les pierres une espèce d’enceinte de cinq ou six mètres
au carré et à l’intérieur, chacun de nous avait entassé
des pierres pour faire des séparations où nous avions
construit un four en bagali de terre, de paille et de
bouse de vaches, faran en arabe. Pour alimenter ce
four, on allait prendre les tuteurs de la jeune vigne
et bien sûr, pour ne pas que le propriétaire s’en rende
compte, on prenait ceux qui étaient au milieu de la
vigne. Dans cette espèce de four, on faisait cuire des
galettes qu’on fabriquait avec de la farine, de l’eau et
des pommes de terre qu’on chipait à nos parents. On
trouvait çà formidablement bon, mais si on nous en
avait servies à la maison, on ne les aurait jamais
mangées.
Pour en revenir à Denis Miraillès, son père avait la
remise sur la route de Saïda, qui sera plus tard propriété
de Monsieur Santénéro, père du poissonnier. Un jour de
septembre, on va, toute la bande, comme on en avait
l’habitude, ramper parmi les ceps de vigne pour voler
quelques grappes de raisin, je crois que c’était le cépage
Aïn-el-Kelb (l’œil du chien) avec des petits grains noirs,
sucrés et avec une grosse peau (on le trouvait meilleur
que celui qui était à la maison), quand le gardien nous
surprend. Il commence par nous insulter et comme il
était armé d’un fusil chargé de sel gemme, il nous tire
dessus et c’est le pauvre Denis, touché dans les fesses,
qui est resté assis sur des oreillers pendant plusieurs
jours, après avoir eu des bains de siège bouillants pour
faire fondre le sel incrusté sous la peau.
Quelquefois, on se bagarrait avec nos adversaires du
faubourg Suisse (la route d’Oran étant la frontière), à
coups de lance-pierres qu’on avait baptisés estaques. Je
crois me souvenir que ce nom, inventé de toutes pièces,
était parti de l’onomatopée stack (bruit du cuir tapant
sur le manche d’olivier) et comme en espagnol on
prononçait le s en début de mot, voir estylo, esquelette,
estade, etc… le lance-pierres a reçu le nom d’estaque.
On rentrait à la maison plus ou moins éclopés, ou avec
un œil au beurre noir, mais on rigolait bien. À un certain
moment, nous avons été classés gamins à ne pas
fréquenter, ce qui nous laissait complètement indifférents
et comme dit l’autre : « Qu’on parle de moi en
bien ou en mal, peu importe ; ce que je redoute, c’est
l’indifférence. »
Je rencontre assez souvent, lors du rassemblement des
mascaréens aux Issambres, dans le Var, un copain de
Mascara qui était un champion de la chasse à l’estaque
et dernièrement, il m’a confié : « Tu sais, j’ai toujours
un estaque dans la boîte à gants de ma voiture. »